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Transactions bibliques à la frontière. Sur la relation homme-animal

Mélanges offerts au Professeur H-J Gagey, La théologie et le travail de la foi, Paris, Salvator, 2015, p. 191-203

Résumé

Figure importante de la théologie contemporaine, Henri-Jérôme Gagey est un théologien reconnu dans l’Eglise de France et à l’étranger pour son enseignement, son expertise, ses publications et pour son art d’accompagner les personnes, de poser les bonnes questions et d’engager le débat. Réalisé par des collègues qui reconnaissent en lui un maître, écrits par ses principaux collaborateurs français et étrangers, philosophes, sociologues ou théologiens, cet ouvrage est une mise en perspective fondamentale de son savoir-faire théologique et de ses publications à la suite de La nouvelle donne pastorale, de La vérité s’accomplit et de son dernier ouvrage Les ressources de la foi. Le livre reprend quatre grandes questions qui ont traversées tout son travail théologique : les mutations anthropologiques contemporaines, la responsabilité de la théologie, la vérité comme accomplissement de l’Evangile en l’homme et enfin l’art d’enseigner la théologie et de former au métier de théologien. Ce qui caractérise le geste théologique du théologien Henri-Jérôme Gagey, c’est son attention exigeante aux soubresauts du monde et la conviction que la foi chrétienne possède dans sa Tradition les ressources pour innover afin que le mystère de la foi puisse être vécu dans toute sa profondeur dans les mutations historique de la société.  

Le père Henri-Jérôme Gagey est professeur de théologie au Théologicum de l’Institut catholique de Paris et prêtre du diocèse de Créteil.

 

Article:

De façon immémoriale la proximité silencieuse de l’animal hante l’humanité comme une présence mêlée de même et d’autre, tour à tour menaçante ou secourable, en tout cas énigmatique témoin d’un mystère du vivant qui fascine l’homme. Les peintures rupestres de Lascaux autant que celles des chasseurs du Sahara ou de la vallée du Nil témoignent des enracinements de l’humanité dans une sacralité qui enrôle l’animal. De cette aube des temps jusqu’à nous s’étend une longue histoire enfouie, qui passe par la révolution néolithique et le bouleversement du rapport à l’animal, que scandent aussi des débats ouverts dans la Grèce classique autour du statut de ce dernier[1]. Domine surtout, au sein du monde occidental, l’avènement d’une « modernité » constituant l’homme, imago Dei, en figure souveraine et exclusive, régnant sans partage sur les autres vivants, jusqu’à expulser de ses interrogations, des vies qui existent privées de parole et de raison. L’animal est, de fait, assigné au monde des objets et des phénomènes, qui relève de l’inventaire et de la classification, mais n’a pas droit aux honneurs de la pensée. Exclu de l’espace où se meut la philosophie, il est aussi coupé de la réalité chatoyante qui avait été encore celle des Bestiaires médiévaux jouant avec liberté de la proximité et de la différence, construisant un système de correspondances spéculaires qui jetait un pont entre humanité et animalité. Déclaré identique à la machine, il n’est plus que matière à disposition, dans la matité de son existence muette.  

Cette présence effacée va faire retour de façon fracassante au 19ème siècle avec le darwinisme. Elle s’impose aujourd’hui, plus provocante que jamais, dans les débats anthropologiques ouverts par les pensées post-humanistes. Dans la foulée de Bentham protestant au 19ème siècle de la capacité qu’a l’animal de souffrir, donc d’avoir part à quelque chose de l’homme, la cruauté vertigineuse de l’élevage et de l’abattage dans des sociétés de rationalisation technologique et de consommation sans frein, pose à vif la question philosophique du statut de l’animal. Une humanité inhumaine dans son rapport à celui-ci suscite la protestation polémique d’un droit des animaux, que certains voudraient voir s’inscrire jusque dans les législations. Cette conjoncture entre en résonance avec les effets d’une culture scientifique qui tend à effacer les frontières en produisant les preuves d’une continuité de la matière inerte jusqu’aux formes les plus sophistiquées du vivant. Le débat sur ce qui peut être pensé comme « propre de l’homme » s’emballe donc, exacerbé par des thèses philosophiques qui se portent à l’extrême en prétendant égaliser les identités, voire défendre des hiérarchies inversées, en tout état de cause contester des propositions éthiques engageant la réalité d’une « exception humaine »[2].

Dans la mesure où la tradition biblique fut appui explicite ou tacite de l’ordre du monde en procès, on est fondé à la revisiter à partir de ses contestations contemporaines. D’autant que, au rebours d’un sentiment qui accompagna l’avènement d’un rapport critique aux Ecritures, il apparaît que leur confrontation aux débats de la post-modernité constituerait plutôt pour elles un défi vivifiant. Des aspects du texte jusque-là en sommeil prennent consistance dans le choc de la rencontre entre deux épistémés, des reliefs surgissent dans des zones jusque-là grises, ou marginalisées, ou escamotées trop vite par le jeu de l’allégorie. Et surtout – on voudrait le suggérer – ce détour permet de restituer une salubre complexité dans un domaine où l’on ne peut se suffire de l’opposition frontale entre épaississement et effacement de la différence. Car il s’agit bien ici d’un problème de frontière, avec ce que cette réalité implique d’effet identitaire, mais aussi de surdétermination et de potentialité d’échange. C’est ainsi que Henri-Jérôme Gagey évoquant les relations entre espaces linguistiques, culturels et politiques, dans une prise de parole en 2014, pointait ce qu’il appelait « le paradoxe des zones frontières ». Il soulignait que : « L’existence de telles zones tierces n’est pas la négation mais la condition de la distinction de deux espaces dont elles ne suppriment pas la différence »[3]. Or ce propos sur la « zone tierce » peut être appliqué tout particulièrement, nous semble-t-il, à la frontière entre homme et animal. On s’essaiera à le montrer en repassant par quelques rappels sur la manière dont les Ecritures fréquentent précisément cette frontière, tout en se ménageant un détour par une littérature qui leur fournit une résonance où se creuse une énigme de l’animal. A distance aussi bien d’un provocant slogan : « L’animal est une personne »[4], que d’une affirmation de la différence qui congédierait toute inquiétude. ………………………………………………

 

[1] . À l’âge des Pré-socratiques, Pythagore, Empédocle devancent des débats contemporains sur la légitimité de manger l’animal. De même discute-t-on (Aristote conte les Stoïciens) de la pertinence de déclarer un animal responsable et donc possiblement coupable. Voir -B J. VILMER, Anthologie d’éthique animale, Paris, PUF, 2011. [2] . Sur ce thème, P. Valadier, L’exception humaine, Paris, Cerf, 2011. Et sur mode contradictoire, voir E. Baratay, Le point de vue animal, Une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012. [3] . H-J Gagey, « Pour une approche réellement historique du phénomène humain », Colloque de l’ICP, février 2014, « Destinée de l’humanisme et révolution anthropologique ». On notera parallèlement le plaidoyer de Régis Debray Eloge des frontières, Gallimard, 2010. [4] L’expression est le titre d’un ouvrage de F-O Giesbert, L’animal est une personne, Fayard, 2014.