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Mon projet : continuer à essayer d’être chrétienne, donc à penser en chrétienne, autant que faire se peut, les réalités de notre monde
Propos d’Anne-Marie Pelletier recueillis par Laurence Desjoyaux et publiés sur le site La Vie, le 19 juin 2014.
Le prix Ratzinger que vous venez de recevoir récompense votre parcours atypique, de la littérature à l’herméneutique biblique… Qu’est-ce qui vous anime ?
Ma vie professionnelle d’enseignante et de chercheur est traversée au fond par deux lignes de force. La première concerne la littérature, « l’amour des Lettres » selon une expression ancienne, qui m’a saisie à l’adolescence et m’a conduite à des études de Lettres qui ont débouché sur l’agrégation. En ces années 70, les sciences du langage connaissaient un essor très stimulant. J’ai pratiqué et enseigné à l’Université la linguistique et la poétique avec bonheur, en y découvrant de nouvelles voies pour la lecture. J’ai aimé ainsi faire éprouver aux étudiants le plaisir du texte et la puissance des littératures qui mettent en mots et en questions la vie et l’histoire des individus et des sociétés. La seconde ligne de force qui aura traversé ces décennies de ma vie est une passion plus radicale encore : celle des Ecritures bibliques. Vieille passion, qui s’enracine peut-être dans du très modeste. Je pense à ces soirées autour de la Bible, dans une paroisse de la banlieue parisienne. Nous étions un tout petit groupe d’adolescents. Un prêtre, qui était un homme de grande culture, nous accompagnait et accueillait nos débats passionnés où se croisaient Sartre, Camus, Beauvoir, et les textes de la Bible. J’ai commencé à apprendre là la saveur des Ecritures, leur capacité à vibrer dans notre temps présent, y compris là où l’on est étranger à la foi chrétienne. Dans la suite, j’ai gardé la leçon ! Y compris à l’Université lorsque, dans les années 90, j’ai formé le projet de proposer à des étudiants de Lettres de travailler la Bible. Projet qui n’allait pas tout à fait de soi, puisque le Livre était interdit de séjour dans le monde universitaire, laïcité oblige. En tout cas, c’est à partir de cette époque que, dans mon travail, ont pu commencer à converger littérature et exégèse biblique, à travers ce qui est devenu un centre d’intérêt majeur : la question, à la fois littéraire et philosophique, de l’interprétation des Ecritures.
Vous avez enseigné et enseignez encore aussi bien à l’Université d’État que dans le monde ecclésial… Que vous apportent ces différents mondes ?
J’aime en effet ouvrir la Bible devant des publics divers. Chaque nouvel auditoire me la fait découvrir différemment, ou un peu plus loin que ce que j’en avais compris. Ainsi récemment encore je proposais des conférences à l’Institut Européen des Sciences des Religions, au sein de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), qui professe une laïcité sourcilleuse. Dans le même temps, je travaillais, et continue à travailler, pour des auditoires confessionnels. Les uns sont monastiques, d’autres sont ceux d’un studium de séminaire, celui du Collège des Bernardins, à Paris. Cette « polyvalence », en quelque sorte, est une réalité de ma vie, pour partie fruit des circonstances. Mais elle est devenue progressivement un choix, une option intellectuelle et spirituelle, qui m’apparaît riche de sens. Elle me renvoie à la figure biblique de la Sagesse, que le livre des Proverbes décrit postée à la porte de la ville, aux points de passage et de rencontre, là où se font les échanges dans des relations de métissage. En ce sens, j’aime effectivement passer les frontières, expérimenter ou susciter du lien entre des mondes qui se côtoient sans forcément se parler. La Bible est une remarquable interface !
Vous êtes une femme, enseignante dans deux institutions – l’Université et l’Eglise catholique – où beaucoup d’hommes occupent les postes de responsabilité, comment vivez-vous cette quasi singularité ?
J’ai la chance d’être chargée officiellement de responsabilité au sein d’un monde ecclésial qui est, incontestablement, d’abord masculin. A l’évidence, je fais l’expérience d’une confiance que l’on m’accorde, y compris dans des tâches d’« autorité » spirituelle naguère encore réservées aux clercs. Je n’éprouve donc pas personnellement cette marginalisation dont souffrent bon nombre de femmes dans l’Eglise. Ce qui ne m’empêche pas de voir les problèmes et d’appeler de mes vœux des évolutions… Reste que je me retrouve mal dans un féminisme chrétien de combat. Simplement parce que je ne vois pas comment il pourrait s’accorder avec l’esprit de l’Evangile ! Je suis convaincue que les grandes évolutions de fond relèvent de rythmes lents, en tout cas plus lents que nos impatiences ! Et je constate que dans les décennies récentes, pour qui veut bien voir, des évolutions se sont justement mises en marche. Elles ne résolvent évidemment pas encore tous les problèmes. Mais elles doivent rendre confiants. Je suis impressionnée par le nombre de femmes engagées dans des études de théologie, aux côtés des hommes. Reste évidemment à s’assurer qu’elles soient ensuite associées au travail de l’Eglise, à des vrais postes de responsabilité qui leur permettent une réelle efficacité. Mais je crois comprendre que ce souci est celui du pape François ! D’où, là aussi, ma confiance. Cela étant, il est clair que sur la question hommes-femmes, nous sommes aux prises avec un problème qui a une profondeur anthropologique qui dépasse des solutions simplement fonctionnelles. Les Ecritures bibliques l’expriment avec une clairvoyance remarquable. Dans leur ouverture, dans le livre de la Genèse, elles placent cette relation sous le signe du « très bon ». Mais elles montrent aussi que, dans la vie telle que nous la vivons, cette relation est un nœud de problèmes ! L’Eglise est prise dans ce défi de trouver et de montrer les voies d’une expérience juste de la relation homme-femme. Cela n’a jamais été simple, mais c’est pour cela aussi que c’est une pierre de touche de l’annonce chrétienne du salut. Le pape François le rappelle avec force : quoi qu’il en soit de ce qui a déjà été fait, un chantier reste à ouvrir, dit-il. Autrement dit, la tâche est devant nous.
Vous avez vous même écrit sur la place des femmes dans l’histoire du christianisme…
Mon travail de thèse sur le Cantique des Cantiques m’a fait faire l’expérience de l’accueil généreux que les Ecritures bibliques peuvent faire au féminin. Heureuse expérience, car les mêmes Ecritures peuvent être aussi souvent copieusement misogynes. Je pense qu’il en est de même dans l’histoire du christianisme. On y trouve, je crois, ce mélange d’estime des femmes et de dénigrement, qui vire plus d’une fois au mépris. On y trouve la coexistence de modèles de vie féminines soumises et brimées. Et aussi des exemples de vies ardentes, audacieuses et en prise sur l’histoire. Ce doit être un peu vrai aussi à l’échelle de la grande histoire. J’ai une très grande admiration pour les femmes en général. Le dire n’enlève rien à l’estime pour les hommes ! Il s’agit en revanche de prendre conscience de cette immense histoire de vie, souvent souterraine mais tellement réelle, que construisent et gardent les femmes dans le quotidien des sociétés. En ce sens, il n’y a pas d’histoire perdue des femmes. Mais il y a certainement à libérer un potentiel d’invention, de créativité au service de l’avenir, dont les femmes sont porteuses et dont se privent nos sociétés, à chaque fois qu’elles les maltraitent ou les humilient.
Vous venez de recevoir le prix Ratzinger, que vous apporte la théologie de Benoît XVI ?
Je pense d’abord que nous avons la chance d’être chrétiens à une époque où se succèdent de grands papes. Leurs profils certes sont différents. Et c’est bien ainsi, et plutôt bon signe. Concernant Benoît XVI, je suis surtout frappée par la vigueur impressionnante d’un éminent chrétien lançant toutes ses forces dans le débat entre foi et raison, si nécessaire dans notre conjoncture culturelle présente. Il nous laisse de grands textes qui témoignent de sa passion à mettre en œuvre ce que l’Encyclique Fides et Ratio de Paul-Paul II nous désignait déjà comme tâche. Nous devons tenir fermement ce dialogue de la foi et de la raison, comme nous devons être sur la brèche pour mettre en dialogue la foi et la culture. C’est une magistrale leçon, là aussi, du pape Benoît XVI, cette fois dans son Discours au Collège des Bernardins, lors de sa venue en France en 2008. Il nous y a redit en particulier la nécessité des enracinements, non pour répéter le passé, ce qui serait mortifère, mais pour nous tenir dans le présent et trouver les voies d’un futur qui soit vraiment humain. Et cela, malgré ce que nous percevons comme menaces, et même si les temps sont parfois déroutants, même si l’avenir est peu lisible. Ce programme aussi me paraît essentiel. Il ne faudrait pas que nous doutions de ce que l’Evangile contient de nouveauté, de ressources d’énergie ! Après ce prix, avez-vous d’autres projets ? L’année à venir est déjà largement programmée ! Mon projet : continuer à essayer d’être chrétienne, donc à penser en chrétienne, autant que faire se peut, les réalités de notre monde, telles qu’elles se présenteront à nous.
Anne-Marie Pelletier