[check_redirect]

Jusqu’où peut-on débattre ?

Questionner l’Église n’est pas forcément la remettre en question ! Un entretien autour des grandes questions qui agitent l’Église et dont il n’est pas toujours facile de débattre.

Débattre au sein de notre Église vous semble-t-il aujourd’hui facile ?

AMP : Avant de parler des difficultés du débat, il me semble qu’il faut commencer par poser la question de sa légitimité dans l’Église. L’idée est loin d’être acquise. Elle continue à se heurter plus ou moins dans la conscience commune à la distinction entre Eglise enseignante et Eglise enseignée, fortement affirmée par le concile de Trente. D’un côté, le magistère est détenteur du savoir et de la parole. De l’autre, le peuple des fidèles acquiesce dans l’obéissance aux vérités de la foi. Le dogme de l’infaillibilité pontificale a renchéri sur cette vision au 19e siècle, dans un contexte de repli défensif de l’Eglise sur des formulations intangibles. Le concile Vatican II nous a libéré de ces étroitesses. Il nous a rendus à une vision renouvelée, dynamique de la vie de l’Eglise, ouverte sur le dialogue, en son sein et avec le monde de ce temps. En 1964 déjà Paul VI conviait l’Eglise à se faire dialogue, parole, conversation. Et la nature synodale de l’Eglise a été fortement réaffirmée depuis. Il s’agit bien que tous marchent ensemble, laïcs, pasteurs, évêque de Rome, qu’ils affrontent ensemble les questions de la vie de l’Eglise. Mais il nous faut reconnaître qu’aujourd’hui même cette intelligence de l’identité et de la vie de l’Eglise reste un peu une idée neuve…

Débattre en Eglise serait pour certains faire obstacle à l’unité des chrétiens ?

AMP : Envisager le débat, c’est envisager qu’il puisse y avoir du pluriel dans la manière de recevoir l’Évangile, de comprendre la vie chrétienne, d’organiser l’institution. Or nous avons souvent une vision faussée du pluriel et de l’unité. Nous pensons le pluriel sous le signe de la division ou du relativisme. Simplification très dommageable ! Car le pluriel est d’abord le sceau de l’excès divin que la foi incorpore : il faut de la polyphonie pour faire émerger le visage du Dieu de la révélation. Et il faut aussi faire droit au pluriel, simplement parce que la vie est complexe, et que c’est dans cette complexité que Dieu se fraye un chemin et que l’Eglise est appelée à vivre. Ouvrons les Actes des apôtres. Dès la première génération chrétienne, il y eut du débat entre les uns et les autres, parfois des dissentiments sérieux qui ont obligé à se réunir, à se parler, à inventer le dépassement des conflits. De la même façon encore, l’histoire du concile Vatican II est celle d’une maturation théologique qui s’est faite à travers un débat intense entre les évêques du monde. Il faut que nous retrouvions confiance dans le dialogue et le débat, les uns avec les autres. Ce qui demande incontestablement du courage à un moment où la tendance lourde des sociétés est celle d’un repli sur des convictions et des identités rabattues sur elles-mêmes.

Quelles sont les questions sur lesquelles il serait urgent d’engager le débat ?

AMP : Elles sont évidemment nombreuses. Certaines peuvent être explosives. Il faut donc que nous commencions par admettre que questionner ensemble une réalité de la vie de l’Eglise n’est pas ipso facto la mettre en question. J’essaie de plaider, pour ma part, la cause d’une sagesse chrétienne qui privilégie la confiance et l’écoute de l’autre, le respect de la complexité de la vie, sous l’horizon d’une Parole de Dieu dont nul ne doit prétendre avoir fait le tour. Prenons l’exemple du célibat des prêtres, dont nous savons qu’il n’est pas sans rapport avec les drames de l’actualité. Serait-il impossible de réfléchir ensemble tout simplement déjà au signe qu’il veut porter, à l’accès à ce signe dans notre société, aux conditions qui permettent qu’il soit vécu, ou encore à ce que signifierait l’ordination d’hommes mariés comme dans la tradition orientale? Sur un mode mineur, anecdotique, je pense aussi à la question des « servantes d’assemblées ». Du minuscule, mais qui peut déclencher des passions picrocholines, tant la liturgie est une réalité inflammable. Et qui, en fait, sous des dehors folkloriques, dissimule des questions de fond sur l’accès à l’autel, donc sur le féminin et le masculin dans l’Eglise, sur une conception sacralisante de la fonction presbytérale. Un vrai chantier, en réalité, pour s’expliquer ensemble sur des matières essentielles.

Y a-t-il une question qui vous tient particulièrement à cœur et pour laquelle vous regrettez le manque de débat ?

AMP : Ayant consacré une bonne partie de ma vie à travailler les Ecritures, je suis particulièrement sensible à la nécessité d’en faire pour la théologie, mais aussi pour la vie quotidienne des chrétiens, la source d’inspiration et de conversion. Le pape François invite tout un chacun à les prendre pour « compagne de voyage » dans Amoris laetitia. Superbe exhortation, mais comment la rendre réalisable ? Et encore, si la Parole de Dieu est censée irriguer ainsi toute la vie des croyants, qu’en résulte-t-il pour ce que l’on appelle la « diaconie de la Parole » ? Où et comment s’exerce-t-elle dans l’Eglise ? Qui en a la charge dans l’institution ecclésiale ? Pas sûr que l’on puisse s’en tenir à la considération de l’homélie dominicale. Celle-ci pose d’ailleurs des problèmes. Tout bas, les laïcs se le disent. Et le pape, tout haut, reconnaît qu’il y a un vrai sujet. De quelles manières plurielles la Parole de Dieu peut-elle être servie, éclairer les intelligences et les pratiques, aujourd’hui, dans l’Eglise ? Si l’on en parlait plus dans les communautés chrétiennes…

Et sur la question du cléricalisme dont le pape nous demande de sortir ?

AMP : Il est évident qu’il y a de l’abus de pouvoir dans l’institution ecclésiale, et d’autant plus redoutable quand ce pouvoir se revendique d’une autorité divine. En ce sens, je conteste un peu une manière de relativiser les scandales actuels en invoquant le fait qu’il y a du cléricalisme dans la manière dont certains laïcs peuvent exercer leurs responsabilités. Partout où il y a du pouvoir dans nos sociétés, il y a des dévoiements et des abus. Mais le problème est porté à un point extrême quand c’est de « droit divin » qu’un pouvoir s’exerce. Le remède ne peut être que de retrouver la juste identité du sacerdoce ministériel dans son rapport au sacerdoce baptismal. Ce qui implique déjà de renoncer à une sacralisation, d’ailleurs fort peu évangélique, de la fonction presbytérale. Ne nous nous dissimulons pas que le cléricalisme se joue déjà dans une certaine manière d’isoler le prêtre dans une excellence qui le place au-dessus de tous. Les laïcs ont une part certaine de responsabilité dans ce gauchissement de l’identité sacerdotale. Le remède est simultanément de reprendre la mesure de la dignité et de la mission qui vont avec le baptême. Gaudete et exsultate, qui décrit longuement ce qu’est la vocation de tous à la sainteté, est en l’occurrence une bonne lecture, à recommander.

Comment faire bouger les choses, après des siècles de sacralité derrière nous ?

AMP : Il y a chez les humains que nous sommes un goût atavique pour la sacralisation ! C’est d’ailleurs le propre du monde païen, selon les Ecritures bibliques, que de répondre largement à cette demande. La fréquentation des Ecritures est ici un excellent antidote. Un seul est saint, comme un seul est Prêtre. Cela étant, il faut que le peuple chrétien apprenne plus souvent de la bouche de ses prêtres à se connaître selon toute la grandeur de sa vocation baptismale. Ce qui implique évidemment que ces derniers soient entraînés au séminaire à penser et vivre une ecclésiologie de communion.

Mgr Aupetit, archevêque de Paris, demande que des femmes soient présentes dans les séminaires et participent au processus de discernement. Qu’en pensez-vous ?

AMP : C’est là évidemment une proposition majeure. Mais, malgré des évolutions positives – le fait même d’envisager la chose – il est clair que la réalisation à court terme d’un tel projet est problématique. Les séminaires en reviennent de plus en plus aujourd’hui à un entre-soi, où les prêtres sont formés exclusivement par des prêtres, sans ouverture sur cet extérieur qui sera pourtant le lieu de leur ministère et de leurs responsabilités. Comment remonter cette pente ? J’avoue pour l’heure mon pessimisme.

Vous-même, en tant que théologienne, êtes-vous invitée dans des séminaires ? Votre parole est-elle écoutée ?

AMP : Oui, et cela fait partie des nouveautés heureuses de la vie de l’Eglise. J’enseigne au séminaire depuis nombre d’années et je suis même sollicitée aujourd’hui pour donner des retraites à des prêtres, comme j’en donne depuis plus longtemps encore dans des communautés monastiques, y compris masculines. Mais, dans le même temps, je suis bien obligée de constater que le corps enseignant féminin diminue dans des séminaires qui lui furent naguère accueillants. À l’évidence certains séminaristes regimbent à apprendre la théologie de la bouche de femmes. Pourtant il serait essentiel que le cours d’ecclésiologie, tout particulièrement, fasse droit à une intelligence de l’Eglise ouverte à son amplitude totale, rappelant que le sacerdoce baptismal est l’englobant, comme le rappelle avec force le pape François.

Vous dites qu’il y a moins de femmes dans les séminaires aujourd’hui. Est-ce parce qu’on ne les invite pas, ou parce qu’il y a moins de femmes formées à l’enseignement de la théologie ?

AMP : Il existe tout un vivier de femmes formées, qui ont tous les diplômes canoniques nécessaires. Mais, comme on le rappelle mezza voce à celles qui expriment le désir de se former, les diplômes ne leur garantissent aucun droit à accéder à des responsabilités ecclésiales. Par ailleurs je constate un reflux de la présence des femmes dans des promotions de séminaire qui, naguère, incluaient un nombre significatif de femmes. Il y avait pourtant là une disposition très heureuse pour favoriser la connaissance et la reconnaissance mutuelles, pour expérimenter tous les gains qu’il y a à travailler ensemble – hommes et femmes – les Ecritures, à parler la foi au masculin et au féminin.

Et pourtant le débat sur la place de la femme dans l’Eglise n’est pas nouveau.

AMP : Disons que, depuis le pape Jean XXIII faisant de la promotion des femmes un « signe des temps», l’institution ecclésiale s’est ouverte à la présence et à l’expérience des femmes dans l’Eglise et dans les sociétés. Je refuse, pour ma part, de banaliser cette nouveauté. Mais, avec le recul du temps, nous mesurons aujourd’hui les difficultés qui restent à surmonter pour que l’Eglise existe, pense, agisse en associant véritablement hommes et femmes dans sa théologie et son gouvernement. Il nous faut bien reconnaître que certains discours de célébration de la femme font courir le risque de tenir les femmes à distance de la vie concrète de l’Eglise. Il reste encore beaucoup à faire pour que celle-ci intègre le féminin au pluriel, si j’ose dire. Pour que les femmes chrétiennes, dans la diversité de leurs états et de leurs conditions, soient reconnues partie prenante de la mission de l’Eglise.

Le pape François vous semble-t-il être conscient de cela ?

AMP : Je suis convaincue que, de par sa longue expérience d’homme et de pasteur, le pape François a une claire vision du problème. Dans la mesure où il le peut – mais un pape n’est pas tout-puissant! – il a le souci de favoriser une vraie promotion des femmes dans le gouvernement de l’Eglise. Dans le même temps, il réouvre concrètement notre ecclésiologie à l’amplitude de ce qu’il appelle « le saint peuple de Dieu ». Et encore il met en œuvre concrètement la synodalité, dont nous avons retrouvé le sens et l’urgence durant les décennies récentes, mais qui peine à entrer vraiment dans la culture des chrétiens. Comme on sait, il en appelle vigoureusement au peuple des baptisés auquel il rappelle avec insistance sa dignité et sa mission. L’appel est lancé. Il reste à y répondre.

Anne-Marie Pelletier