[check_redirect]
« Les chrétiens face à l’antisémitisme »
Article paru dans La Croix le 18 mars 2019
Le christianisme fait beaucoup parler de lui en ce moment via les scandales qui continuent à défrayer l’actualité de l’Eglise catholique. Mais voilà que dans notre société française en proie aux grands jeux de la haine un autre scandale gonfle ses voiles et devrait occuper au moins à part égale la conscience chrétienne. L’antisémitisme s’étale aujourd’hui avec une impudence de plus en plus affirmée, qui remplit d’effroi.
Il faut dire à tue-tête combien cela doit mobiliser les pouvoirs publics et les citoyens, établir les uns et les autres dans une vigilance sans défaut. Les manifestations du 19 février dernier à travers le pays, les gestes et les paroles du gouvernement, la présence du Président Macron devant le CRIF, témoignent qu’il y a en France des ressources de résistance qui nous freinent sur la pente que dévalent sans vergogne d’autres Etats européens. Voilà bien qui devrait alerter ce qui reste en France de mémoire et de pratique chrétiennes. Car, de fait, les chrétiens ont toutes les raisons de se lever les premiers contre la montée de l’antisémitisme. Dans quelques semaines, au terme du Carême, ils célébreront Pâques, le mystère pascal qui les relie au plus central des Ecritures d’Israël. Ils acclameront la victoire du Ressuscité, qui est celle de Jésus, désigné par leurs évangiles comme Messie d’Israël. Et il y a là bien plus qu’un détail anecdotique, comme la coïncidence cette année de la fête de Pâques et de la célébration juive de Pessah. C’est d’une réalité matricielle qu’il s’agit, constitutive de l’appartenance chrétienne. Le fait est que, lorsque l’on n’est pas soi-même de tradition juive, on ne saurait être chrétien qu’en étant greffé, saisi par la surprise d’avoir part à la révélation donnée à Israël et que l’Évangile déclare culminer dans la personne de Jésus de Nazareth. Jamais donc on ne devrait pouvoir lâcher le questionnement du mystère d’Israël, dont l’Eglise reçoit sans cesse le rappel à travers l’existence continuée du peuple juif. Attestation troublante que ce qu’elle nomme « accomplissement » reste encore chargé… de non-accompli.
Se reconnaître associé aux biens divins reçus d’abord par un autre devrait être de nature à nourrir la gratitude de tout chrétien à l’égard du peuple juif. « Béni soit le Seigneur le Dieu d’Israël » chante la Liturgie des heures chaque matin en reprenant le cantique de Zacharie, sans que cette prière fasse mesurer toujours la portée de tels mots. Mais se percevoir fondé dans la relation à un autre, c’est aussi naturellement s’éprouver décentré, se reconnaître précédé, délogé de l’inaugural, travaillé par une troublante proximité structurelle qui empêche de se prendre pour le tout et le terme déjà advenu. Fameuse épreuve spirituelle que, durant les vingt siècles écoulés, le christianisme aura eu bien du mal à soutenir ! Sauf que, désormais, depuis quelques décennies, la conscience du monde catholique a été ébranlée, ouverte enfin en son centre par la reconnaissance officielle et solennelle d’un lien décisif entre chrétiens et juifs. « Le salut vient des juifs ! » (Jn 4,22). Cette vérité refoulée, refusée, combattue par une longue tradition d’antijudaïsme a enfin trouvé son passage. Le concile Vatican II avec Nostra aetate, puis une série de gestes posés par les papes successifs, comme à la synagogue de Rome, au Mur des lamentations, l’acte de repentance des évêques de France en 1997, la déclaration dans le même sens du pape Jean-Paul II en 1998, tout cela constitue un capital qui est désormais le bien précieux de tout catholique, mais aussi ce qui oblige tout disciple du Christ. Car cette nouvelle clairvoyance spirituelle devrait faire que tout ce qui advient à un juif dans notre actualité atteigne immédiatement un chrétien, trouve en lui un écho et suscite l’énergie de la mobilisation.
Or, voilà bien le drame : ces réalités hautement professées désormais par le magistère et explicitées par la théologie, restent loin encore de la conscience commune. D’où l’inertie qui se constate dans les communautés chrétiennes. Leur quasi mutisme fait la démonstration que leur lien au mystère d’Israël leur reste à peu près inconnu. La vérité enseignée par Paul dans l’épître aux Romains, mise en lumière par Jean-Paul II désignant les juifs comme « frères aînés » des chrétiens, reste encore à la surface, dans des discours lointains, sans descendre dans la terre profonde des cœurs.
Qui éveillera donc les chrétiens à la résistance spirituelle et à la solidarité avec cette part juive de notre population que cerne un peu plus chaque jour la violence des antisémitismes cumulés, dans une société où les discours et les conduites de haine se banalisent ? Des paroles officielles du magistère, claires et énergiques, sont évidemment bienvenues et indispensables. Mais c’est de la levée d’une conscience collective qu’il s’agit. Vœu pieux ? Sauf si ceux d’entre les chrétiens – laïcs et prêtres – qui ont quelques mesures d’avance en matière de lucidité théologique sur la question, prennent le mors aux dents. Car il existe bien à travers notre pays des groupes ardents dédiés à l’Amitié judéo-chrétienne, depuis la fondation de celle-ci en 1948. Ces petites cellules ne doivent pas rester des ghettos rassemblant quelques personnes un peu singulières, à la frange des communautés paroissiales. L’appel du pape au peuple de Dieu les concerne. Elles doivent pouvoir aujourd’hui être remises au centre de l’actualité de la vie des paroisses. Osons dire que celle-ci reste cruellement en déficit de l’enseignement de fond, qui seul pourra faire monter des profondeurs de la conscience croyante un refus actif de l’antisémitisme. Certes, dès lors qu’est en jeu un travail spirituel, on ne peut court-circuiter les délais, forcer les esprits, rattraper magiquement le temps perdu. Pourtant l’entreprise n’est peut-être pas si inaccessible, quand on songe que, chaque dimanche, la liturgie de la Parole offre une occasion en or pour instruire les chrétiens du lien de l’Évangile au mystère d’Israël, comme de la proximité si éclairante de la liturgie avec la tradition juive. Ce qui implique en particulier que la lecture de l’Ancien Testament ne soit pas un préambule à écouter distraitement, mais la clé qui ouvre à l’intelligence de la proclamation de l’Évangile, selon ce qu’enseigne le récit d’Emmaüs. Ainsi, rien qu’à hauteur de la pratique homilétique, un formidable outil d’intelligence spirituelle pourrait être mobilisé, qui éveille les chrétiens à la vérité de leur rapport au Christ à travers leur rapport à Israël.
Alors, ne faisant pas nombre avec les autres voix qui combattent l’antisémitisme dans notre pays, une parole chrétienne pourrait se formuler, faisant autant de bruit, plus encore, que ne le fait depuis des mois la très légitime dénonciation des scandales sexuels.
Anne-Marie Pelletier