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Le signe de la femme
Nouvelle Revue Théologique, 113, (1991), p. 665-689.
Article d’Anne-Marie Pelletier:
II est des sujets qui sont à la fois sans moment, parce qu’ils traitent de questions qui lèvent avec l’existence même, et du moment, parce que leur matière n’existe pas indépendamment des conditions que chaque lieu et chaque temps font à l’existence. L’identité de la femme, les représentations à travers lesquelles elle se pense ou on la pense, les fonctions et les attributions qu’une collectivité associe à la féminité, tout ce faisceau de questions en est un exemple. Chaque société, par construction, qu’elle le sache explicitement ou non, a affaire à ce vis-à-vis de l’homme et de la femme, dont elle s’engendre. Là se trouve le lieu initial où se vit la réalité de l’autre, où se joue l’épreuve de la différence, où donc se gèrent aussi, par la rencontre ou par la violence, les peurs qui naissent de cette différence fondatrice. Simultanément, cet universel face à face est aussi la réalité la plus enracinée qui soit. On est «femme», comme on est «homme», à la croisée de l’anthropologique, du social et souvent du religieux. C’est pourquoi, en rigueur de termes, «la» femme n’existe pas plus que «la» question de la femme. Nous parlerons donc en référence au moment présent et à cet Occident qui est le nôtre, probablement privilégié, si l’on en juge par la manière dont, ailleurs aujourd’hui même, ces questions sont résolues tacitement, et souvent avec grande brutalité. En espérant cependant, à l’intérieur de cette particularité, rejoindre un savoir qui concerne l’humanité de toutes. Et celle de tous, s’il est vrai, comme on voudrait le montrer, qu’il s’agit moins de traiter de la question de la femme comme d’une question isolée que de rejoindre un «signe» de la femme, tourné vers l’autre, destiné à l’autre.
Sans nous attarder à des faits par ailleurs très connus, rappelons que les dernières décennies auront été, en ce domaine, dans notre aire culturelle, celles d’un bouleversement probablement radical. A travers le déploiement de revendications visant l’égalité des droits en matière politique, professionnelle, juridique, comme à travers les avancées de la science vers une connaissance approfondie des mécanismes de la procréation et des moyens de la gérer, les femmes ont en quelques décennies acquis une autonomie et des pouvoirs tout à fait inédits. De même, des situations de violence, traditionnellement vouées au silence, sont aujourd’hui publiquement dénoncées; le législateur est prêt à intervenir pour sanctionner des comportements qu’on aurait naguère jugés totalement intérieurs à la vie privée des couples. Ces progrès peuvent bien être considérés comme encore partiels et limités, il n’empêche que sont d’ores et déjà profondément remodelés les rapports des femmes aux hommes, mais aussi à elles-mêmes et à l’enfant qu’elles sont susceptibles de faire naître. Ainsi, par exemple, la revendication féminine de «disposer de son corps» a nécessairement une multiple dimension, qui touche au plus essentiel de l’identité personnelle et de la relation à l’autre. C’est aussi pourquoi l’évaluation exacte de ces transformations est encore pour l’heure difficile à faire. La liberté est, on le sait, une notion complexe qui n’exclut pas le jeu de l’illusion, d’autant plus subtile à débusquer que la cause est en elle-même noble. Difficile d’oublier en tout cas le mot de Simone de Beauvoir déclarant «j’ai été flouée» au terme d’années d’une militance qui fut pourtant à son heure pleine d’assurance et de certitudes offensives. De même les images de la femme que véhiculent présentement les médias de nos pays européens laissent penser que les acquis sont plus douteux qu’il n’y paraît et qu’il y a bien de la fragilité dans nos cultures pourtant convaincues d’avoir une bonne avance en ce domaine sur des sociétés, par exemple islamiques, qui conçoivent évidemment fort peu les droits de la femme à notre manière. Tout cela, qui comporte un aspect très poignant, finit par se savoir un peu. Ou finira un jour par devoir être reconnu.
Ce qui ne s’entend en revanche à peu près pas est la contribution que l’Eglise apporte aujourd’hui à ce débat. Plus exactement, pour une large opinion, y compris chrétienne, tout est réduit au retour constant à quelques thèmes fixateurs, comme le refus d’admettre les femmes au sacerdoce ou encore les positions adoptées en matière d’éthique conjugale. Et l’on explique du même mouvement — et contre des données historiques méthodiquement refoulées — que l’Église n’a d’ailleurs jamais cessé d’être misogyne et qu’elle le demeure aujourd’hui en étant résolument et tragiquement à contre-courant de la vérité et de la liberté du couple en train de se chercher. Au-delà des idées simplifiantes, qui changent en polémiques des questions importantes, — car la relation de la femme au sacerdoce est une vraie question — rien ou presque n’est entendu de la formidable positivité que recèle la manière chrétienne d’aborder l’identité de la femme et sa place à l’intérieur du corps social. Tragiquement est perçu un discours contre, là où s’énonce un discours pour : pour la femme, l’homme, la vie, le bonheur dont on oublie trop, malgré l’insistance de la Bible, qu’il est la pensée initiale de Dieu sur sa création. Et le paradoxe grandit, quand on s’avise que cette vision chrétienne s’énonce aujourd’hui dans des termes qui, non seulement débordent de très loin ce qui se dit dans la société actuelle, mais dépassent aussi ce qui s’est dit sur le sujet dans la tradition de l’Eglise au long des siècles. Non que soudain l’Eglise découvre une dignité de la femme qu’elle aurait auparavant ignorée. Mais tout se passe comme si, dans les décennies présentes, parvenait à maturité et à expression une intelligence de la femme qui n’avait jamais su jusqu’alors s’expliciter pleinement. En ce sens, il y a certainement dans l’Eglise, en ce moment précis, une grâce d’intelligence relativement à cette question Dès Vatican n la référence à une philosophie personnaliste amenait, à propos de la femme aussi bien que du couple, des formules parfaitement inédites1 . Et des textes du Magistère, objets des débats les plus âpres, donc lus sélectivement, n’ont cessé de reprendre depuis lors les linéaments d’une vision personnaliste qui fonde, comme aucun des discours ambiants, une connaissance positive, heureuse et grande de la condition féminine. En 1989 la Lettre apostolique Mulieris dignitatem de Jean-Paul n a repris enfin et développé ces thèmes avec une liberté et une force qu’un pape ne s’était jusqu’alors jamais permises2 . Beaucoup de commentateurs ne retinrent pourtant que le refus du sacerdoce pour les femmes et ne virent rien par conséquent de la vigueur et de l’audace neuve du texte, d’autant plus forte que c’est la pensée personnelle du pape qui affleure là, réfléchissant depuis longtemps à ces thèmes3 . Un tel document est très loin de la spéculation, de l’exposé doctrinal abstrait. A preuve l’anecdote rapportée par André Frossard dans son portrait de JeanPaul n; invité un jour à assister à une messe privée dans la chapelle du pape, il ne réalisa que sur le seuil, à la vue des deux prie-Dieu de velours gris qui avaient été préparés, que l’invitation s’entendait de lui et de sa femme. Il y avait là manifestement pour le pape une évidence,… qui n’en avait pas été une pour le mari qu’était A. Frossard.
Ainsi la conjonction d’une sensibilité propre et de la référence personnaliste, qui est celle de l’anthropologie contemporaine de l’Église, permet-elle que s’exprime une vision de la femme résolument positive et libérante. L’étrange est précisément qu’on en fasse si peu de cas, que le message soit si peu reçu. Passe encore le silence du côté des hommes, encore que la logique du texte le destine tout autant aux hommes, à travers les femmes. Mais la réception n’est pas meilleure du côté de ces dernières: indifférente ou hostile. Comment le comprendre, sinon en remarquant que plus l’enjeu d’un discours est fort, plus aussi grandissent les difficultés, résistances, surdités et malentendus? Or on est là à un carrefour anthropologique et spirituel où s’investissent désirs et rancœurs, générosité et volonté de puissance, mémoire de douleur et rêves de bonheur, le tout associé souvent d’une manière que les intéressées auraient bien du mal à démêler. Les mots à leur tour, pris dans de vieilles habitudes, retombent sur eux-mêmes et les clichés persistent: comment l’Eglise pourrait-elle considérer la femme sans arrière-pensée négative, alors qu’elle abrite dans sa mémoire la figure d’Eve complice du serpent ou qu’elle déclare avec saint Paul: «Femmes soyez soumises à vos maris»? Et il est vrai que les textes bibliques à partir desquels l’Eglise réfléchit et se détermine ne sont pas si aisés. Parce qu’eux-mêmes sont écrits dans le débat plein de tension entre les représentations d’une société et la force contestatrice de la vérité qui, en eux, se présente comme venant de plus loin qu’eux. C’est pourquoi, périodiquement, des ouvrages ou des articles émanant de femmes entreprennent de relire, d’interpréter, avec le projet d’en finir avec des exégèses qui ont légitimé le pouvoir masculin sur la base d’un texte sacralisé, c’est-à-dire fictivement délié de ses conditionnements historiques et culturels5 . Ces relectures insistantes de la Genèse ou des épîtres pauliniennes offrent l’intérêt certain de bien manifester le poids et la place de ces textes dans l’imaginaire social comme dans l’intelligence théologique de la question.