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Pour que la Bible reste un livre dangereux
Revue Etudes, Octobre 2002, p. 335-345
Résumé
Le xxe siècle avait commencé dans le tumulte des controverses du modernisme au centre desquelles figurait la question biblique. Ce même siècle s’est achevé dans l’apaisement et la réconciliation. Mais les temps de paix ne sont pas toujours aussi neutres qu’il paraît. Il arrive que les crises couvent à l’heure où tout paraît calme. Qui peut affirmer qu’au moment où la Bible est soustraite à la polémique, où elle trouve une place dans le grand paysage mondial des biens culturels, où son appartenance confessionnelle semble débordée par des lectures culturelles, où, en un mot, elle cesse d’être texte dangereux, elle ne risque pas, en fait, d’affronter de nouveaux périls, peut-être plus redoutables que ceux de la critique ? C’est ce risque que veulent tenter de préciser les réflexions qui suivent.
Article:
La Bible aujourd’hui ouverte à tous
2Le premier constat est que nous avons dépassé aujourd’hui le face-à-face qui avait opposé violemment une exégèse rationaliste et critique à une lecture croyante inquiète, persuadée que les questions incisives de la science pouvaient nuire au texte biblique. La publication en 1943 de l’encyclique Divino afflante spiritu, puis, à l’heure du concile, la constitution Dei Verbum et un document de la Commission biblique pontificale publié en 1993 [1][1] L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, Commission… ont, en l’espace de quelques décennies, affirmé et confirmé que la Bible pouvait être l’objet d’une lecture simultanément croyante et attentive aux questionnements de la modernité. Même si un débat polémique et passionné peut resurgir ici ou là [2][2] Cf., en France, les émissions télévisées du type Corpus…, ce sont des rapports plutôt pacifiés qui dominent présentement.
3L’une des conséquences majeures de cette évolution est que le monde catholique, qui s’était progressivement fermé à la lecture de la Bible depuis la Réforme, a retrouvé depuis quelques décennies un nouveau contact, à la fois fervent et fécond, avec les Ecritures. Le diagnostic de pacification trouve une autre confirmation dans le fait que désormais, dans les sociétés européennes, la Bible est un texte « ouvert », comme il ne le fut jamais auparavant : ouvert à tout lecteur, à toute question, à des lectures plurielles. Ainsi, de façon inattendue, dans une Europe puissamment déchristianisée, la Bible semblerait en train de trouver un lectorat bien au delà des frontières du monde croyant. On parle abondamment de lecture culturelle de la Bible. Des manifestations variées — pluriconfessionnelles ou non confessionnelles — l’exposent, l’illustrent, cherchent à la rendre accessible au grand nombre. Tout récemment, la publication d’une nouvelle traduction, aux éditions Bayard, s’est donné pour but de mettre en dialogue le livre et la culture contemporaine en proposant à des écrivains, le plus souvent non croyants, de collaborer à son élaboration. La Bible circule avec une liberté inédite. L’impulsion qui porte vers elle ses nouveaux lecteurs n’est plus la critique, mais quelque chose comme la curiosité. On voit même des pouvoirs publics, inquiets que s’efface la mémoire des sources judéo-chrétiennes de nos cultures, promouvoir son enseignement, alors que, dans un pays comme la France, la laïcité reste l’objet d’une vigilance très active.
4A bien des égards, cette situation a le mérite de mettre en œuvre un principe biblique fondamental, qui concerne le rapport à l’autre, le dialogue avec l’autre. On sait en effet que l’élection est au cœur de la révélation biblique, mais que, d’entrée de jeu, celle-ci a pour horizon l’universel. Dès le départ, c’est-à-dire avant même l’ouverture chrétienne aux nations, l’universel est inclus dans le récit biblique. Il croise le dessein de Dieu, pénètre l’histoire d’Israël sous la forme de multiples rencontres. En particulier, le monde non biblique est représenté par la figure de la « sagesse » présente aux cultures humaines par delà les barrières nationales ou religieuses, et occupée à trouver des réponses aux grandes questions de la condition humaine. La Bible atteste qu’Israël a reconnu très tôt cette « sagesse de l’autre » et y a vu le lieu de la rencontre, de son dialogue avec les nations. L’épisode célèbre de la visite que la reine de Saba rend au roi Salomon (I Rois 10,1-13) est symbolique de cette reconnaissance paisible et heureuse.
5Dans cette perspective, la circulation contemporaine de la Bible hors de ses frontières traditionnelles apparaît naturelle et légitime. Elle représente même une chance et une manière pour le texte biblique d’accomplir sa vocation [3][3] C’est la perspective adoptée dans nos Lectures bibliques,…. Elle produit d’ailleurs des fruits au sein même de la lecture confessionnelle : le regard que porte sur le texte un lecteur sans mémoire croyante peut conférer à celui-ci une fraîcheur et une nouveauté stimulantes. Il peut, ici ou là, lui rendre une présence que des lectures trop habituées lui avaient enlevée. ………………………………………………………………